Par Louis Alexandre de Froissard le 20/05/15

Géopolitique, Histoire, et Gestion de Patrimoine

 

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Premier article , de l’influence des créanciers !

Devenir mercenaire des ses créanciers : L’ENDETTEMENT comme FACTEUR D’AFFAIBLISSEMENT GÉOPOLITIQUE

 

Par : Thomas Flichy de La Neuville – Membre du Centre Roland Mousnier CNRS – Université de Paris – IV – Sorbonne

 

 

                                                          En analysant les risques géopolitiques, nous nous sommes rendus compte que l’endettement public se révélait un levier majeur de sujétion. Historiquement, la possession de la majeure partie de la dette d’un Etat par un autre, qui caractérise les fins d’empire, se traduit par un affaiblissement géopolitique en trois actes : la manipulation de la politique étrangère, le détournement des expéditions militaires, et enfin le dépècement des territoires débiteurs.

 

MISE SOUS TUTELLE DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE

 

                  Lorsque la dette publique est possédée par un pays étranger, la conséquence la plus probable est la mise sous tutelle de la politique étrangère. La dette due par Haïti à la France a permis à l’ancienne métropole d’exercer une influence durable sur l’île à sucre rebelle. En 1802, Napoléon tente de rétablir l’esclavage par la force à Saint-Domingue en envoyant un corps expéditionnaire de 40 000 hommes. Les soldats finissent par fédérer les habitants contre eux et sont défaits le 18 novembre 1803. La république d’Haïti nait le 1er janvier 1804. La France ne reconnaît cette indépendance qu’en 1825. Souhaitant prévenir une nouvelle expédition militaire qui ramènerait l’île dans le giron français, les représentants d’Haïti proposent le paiement d’une indemnisation envers les colons ayant perdu leurs domaines. Or la dette d’Haïti va peser pendant très longtemps sur la politique étrangère de l’île. En 1825, Haïti accepte de payer la somme de 150 millions or à la France. Une somme non négligeable, qui doit être payée en cinq ans. Haïti paie la première année mais ensuite se révèle incapable de régler la France en raison de l’état de désorganisation du pays. La présence de cette dette va permettre à la France d’exercer une influence durable sur Haïti dont l’économie sucrière se met au service de l’ancienne métropole au XIXe siècle. Ce n’est qu’en 1947 que l’influence française s’atténue.

L’octroi d’un prêt peut être conditionné à la promesse secrète d’une aide militaire en cas d’agression par un tiers-parti. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les tensions entre l’Allemagne et la France poussent cette dernière à chercher un accord avec la Russie. En 1892, le gouvernement russe, par l’entremise de Serge Witte, s’endette auprès de la France qui devient son premier créancier mais consent à un accord diplomatique et militaire secret selon lequel la Russie consentira à une alliance de revers avec la France en cas d’attaque de l’Allemagne. Une convention militaire rigoureusement secrète est signée le 17 août 1892 par le général de Boisdeffre, adjoint du chef d’État-major français, et son homologue russe le général Obroutcheff à l’issue de plusieurs séries de négociations tenues notamment à Saint-Pétersbourg. Elle prévoit une mobilisation mutuelle dans les deux pays en cas de mobilisation d’une des puissances de la Triplice. Lorsque la Russie déclare la mobilisation partielle contre l’Autriche-Hongrie le 29 puis générale contre l’Allemagne le 30 juillet 1914 la convention secrète s’applique et la France déclare la mobilisation générale le 31 juillet. Or, lors de la défense de Paris, des troupes russes épaulent les troupes françaises lors de l’épisode des taxis de la Marne.

 

L’une des tentations d’un créancier est de démanteler l’empire colonial de son débiteur. Bénéficiant du plan Marshall, les Pays-Bas utilisent une partie de l’aide financière afin de reconquérir les Indes néerlandaises. Les forces néerlandaises parviennent à contrôler les villes de Java et de Sumatra mais pas les campagnes. Des troupes républicaines attaquent les positions néerlandaises le 1er mars 1949. Toutefois, les États-Unis soutiennent Ahmed Sukarno et menacent de retirer les aides du plan Marshall si les Néerlandais ne consentent à accorder l’indépendance à leurs possessions coloniales. L’aide américaine destinée aux Indes néerlandaises est alors supprimée. Les États-Unis réclament en effet la suprématie absolue dans le Pacifique après la défaite japonaise. Les Pays-Bas finissent par plier le 27 décembre 1949 après la table ronde de La Haye. Mais les États-Unis ne s’en tiennent pas là, ils les forcent ensuite à fournir un contingent de soldats pour la guerre de Corée, sous la pression de leur retirer l’aide.

 

DEVENIR MERCENAIRE DE SES CRÉANCIERS

 

            Une fois la politique étrangère contrôlée, la tentation pour les créanciers consiste à manipuler les armées de leurs débiteurs à leur avantage. Voulant assurer la sécurité optimale de sa civilisation sans pour autant aller à l’encontre de son commerce, de son économie et de ses politiques internes, Rome met au point l’instrumentalisation des peuples débiteurs. Tel est le cas de la Germanie et des peuples avoisinants : Rome manipule à son profit les chefs germains endettés et concurrents. Après la défaite calamiteuse de Teutobourg en l’an 14, les Romains mettent en place des États clients en Germanie. En fait, plusieurs chefs de peuplades germaniques, ne pouvant assurer l’ordre au sein de leur tribu et craignant diverses invasions, s’en remettaient parfois à Rome. Ils offraient ainsi à l’Empire la possibilité d’intervenir au sein de leur village sous la condition d’être maintenus au pouvoir. Le Roi-client avait une dette, financière entre autres, envers Rome. Dès l’an 16, Rome joue ainsi de la rivalité entre les Chérusques et les Marcomans. Rome, ayant saisi l’occasion de se faire créancière auprès des tribus concurrentes, essaya de les manipuler et de les dresser les unes contre les autres afin de les affaiblir. En somme, le Roi-client, bénéficiant du soutien romain, répondait à l’intérêt impérial. Son armée devenue en partie mercenaire, agissait dès lors sous commandement romain[1].

 

Renfloué par l’URSS qui rachète sa dette, Cuba doit en contrepartie intervenir militairement en Angola au profit de son créancier. Par la loi du 6 juillet 1960, l’État cubain confisque toutes les entreprises nord-américaines en représailles du non-respect du Sugar Act. Cette loi impliquait l’achat par les États-Unis de 3 millions de tonnes de sucre cubain au double du cours mondial. L’URSS renfloue alors Cuba en garantissant l’achat de son principal produit d’exportation. En 1975 toutefois, Moscou demande à Cuba d’intervenir en Angola pour soutenir le MPLA, parti communiste à la tête de l’État. 36 000 soldats Cubains sont dépêchés sur place[2]. L’Union soviétique assume la totalité des coûts de l’opération. Il s’agit d’une entreprise gigantesque puisqu’un véritable pont aérien est créé entre Cuba et l’Angola. L’intervention cubaine est une victoire. Cuba après avoir vu son économie sauvée par l’URSS est ainsi devenu débiteur de Moscou qui a par la suite largement influencé sa politique étrangère.

 

Après 1990, les États Unis se sont servis de leur statut de créancier de la Pologne afin d’infléchir la politique étrangère du pays à leur propre profit. La Pologne accepta rapidement de participer aux guerres d’Afghanistan en 2001, puis d’Irak en 2003 aux côtés de son créancier. De nombreux analystes expliquent ce soutien en raison du 13e point de la doctrine Wilson ou encore du fait du poids de la diaspora polonaise aux États-Unis. Ces participations seraient donc essentiellement dues à la volonté de se montrer redevable envers leur nouvel allié. Mais l’on peut s’interroger sur cette décision. Pourquoi s’est elle lancée dans deux guerres successives, bien que la seconde n’ait pas reçu l’aval des Nations Unies ? Cette participation aurait pu compromettre son entrée dans l’Union Européenne, étant donné que la France et l’Allemagne avaient refusé de participer à la guerre d’Irak. Au total, plus de 15 000 soldats polonais participèrent à cette guerre sous commandement américain. Ils étaient 2600 en 2003 et 900 en 2008 lors des retraits des troupes, avec 22 morts. Concernant la guerre afghane, la Pologne a déployé entre 2 000 et 2 500 soldats. Allié précieux des États-Unis, la Pologne approuva le projet de bouclier antimissile européen de Georges Bush dans le but était d’accentuer la suprématie militaire américaine[3].

 

LE DÉPÈCEMENT DE TERRITOIRE

 

La conséquence ultime de l’endettement public est celle du démantèlement des territoires débiteurs au profit des États créanciers, une façon comme une autre de diminuer la pression de la dette. Les créances dues par la république de Gênes à la France permettent à Louis XV d’annexer la Corse. En agissant comme secrétaire d’État aux Affaires étrangères de Louis XV, Choiseul vise à occuper des positions stratégiques dans la Méditerranée afin de s’opposer à la puissance croissante des Britanniques et éviter un encerclement au sud, où la Corse occupe une position importante; en plus, la situation politique de l’île est la plus fragile du cadre méditerranéen : elle est déjà dans les mires britanniques et devient, par conséquent, un objectif fondamental et précieux aussi pour le ministre français. Choiseul force Gênes à céder la Corse, en résignant les créances que le roi a sur Gênes : elle avait cumulé une dette de 2 millions de livres envers Louis XV pour l’aide militaire qu’il avait fournie à la République ligure pour « réprimer » la révolte des Corses. Au termes du traité de Versailles signé le 15 mai 1768, l’île reste juridiquement possession de la République de Gênes mais de fait, elle est occupée et administrée par la France.

 

                       L’évolution économique de l’Amérique du Sud au XIXe siècle est un autre exemple de quasi-cession de territoire en raison de l’endettement. L’euphorie domine alors le sous-continent, qui exporte en Europe le cuir et la laine argentines comme le blé chilien. Toutefois, les Européens exigent en contrepartie l’ouverture des frontières douanières à leurs produits manufacturés, et par conséquent à la concurrence. Or les sud-américains enrichis, loin d’investir leurs capitaux dans une industrie productive (à l’exception de Sao Paulo), préfèrent les immobiliser dans les domaines ruraux. Dès son indépendance en 1822, le Brésil devient une colonie économique de l’Angleterre qui profite de l’endettement du pays pour empêcher la naissance d’une industrie locale. Croyant profiter indéfiniment des financements européens, les jeunes nations d’Amérique latine cèdent de larges pans de leur économie. La plupart des ports passent sous contrôle anglais ou français. Le Chili privatise les immenses richesses de ses mines de cuivre. En 1920, les 100 000 km de chemins de fer du sous-continent sont essentiellement exploités par des compagnies britanniques. Le président mexicain Porfirio Diaz (1876-1911) tente alors de racheter des entreprises pour retrouver une autonomie économique, mais l’endettement s’avère déjà trop élevé. Voulant garder la mainmise sur les gisements de nitrate de l’Atacama, le Pérou les nationalise mais est incapable de rembourser les actionnaires des compagnies exploitantes et s’endette. Après la Guerre du Pacifique (1879-1883) qui oppose la Bolivie au Chili autour de l’Atacama, la défaite bolivienne donne au Chili de nouvelles ressources, mais l’endettement dû à la guerre oblige bientôt le gouvernement chilien à céder l’exploitation des nitrates, dont le monopole revient à un Britannique, John North, surnommé King Nitrate.

 

     Dans le cas de l’Irak contemporain, la dette publique est probablement l’une des causes majeures, mais négligée, de l’invasion du Koweït en 1990. Mais ici, nous sommes dans le cas inverse, c’est l’Etat débiteur qui se paie sur son créancier. Riche pays pétrolier, l’Irak de Saddam Hussein eut longtemps un commerce extérieur excédentaire et une dette réduite. Mais avec le déclenchement de la guerre contre l’Iran en 1980, la dette explose, notamment à l’égard des États-Unis, de l’Arabie saoudite et du Koweït. Ces trois bailleurs de fonds lui versent un milliard de dollars par mois pour la guerre contre l’Iran chiite. Mais cette aide, nullement gratuite, est gagée sur la production pétrolière irakienne. À la fin de la guerre, en 1988, le pays est épuisé et endetté auprès de toutes les institutions financières mondiales. Les ambitions de Saddam Hussein et la rente pétrolière convainquent le FMI et le Club de Paris de ne procéder à aucun rééchelonnement des dettes irakiennes, laissant ainsi le pays dans une impasse. En 1990, Saddam Hussein voit dans l’invasion du Koweït une solution à sa ruine financière, puisque sur les 127 milliards de dollars de créances, son petit voisin en retient 25, sans compter les profits potentiels du pétrole koweïtien.

 

 

                                                                Pour conclure, l’endettement public est bien facteur d’affaiblissement géopolitique. Il s’en suit que le désendettement est bien l’une des clefs de la puissance retrouvée. Ce levier géoculturel consiste à puiser en soi afin de perpétuer non seulement une économie mais une civilisation. Mais il demande le courage politique. Ne pouvant s’endetter auprès des banques londoniennes, qui ont investi dans les plantations du Sud, Abraham Lincoln, crée pour 300 millions de Greenbacks. Le London Times publie un article : « Ce gouvernement qui rembourse ses dettes sans s’endetter doit être détruit ». Il se trouve que Lincoln est ensuite assassiné. Six mois plus tard, il est assassiné, mais cela n’a rien à voir. Sous la conduite de Vladimir Poutine, la Russie est passée sous le seuil des 25 % d’endettement par rapport au P.I.B. Cette embellie a permis à la Russie de retrouver l’initiative stratégique en se payant même le luxe d’annuler à intervalles réguliers la dette ukrainienne et syrienne. Qui plus est, au sein du nouvel empire mongol, Chine, Iran et Russie tâchent de contracter des dettes les uns envers les autres pour réduire la dépendance aux créances extérieures.

[1] Thibault Repple, L’instrumentalisation des États-clients : des débiteurs au service de Rome, Note d’analyse de l’ICES, 2013.

[2] Mahaut de Casaban, La dette de Cuba envers l’URSS, Note d’analyse, ICES, 2013.

[3] Céline Le Corre, La Pologne au risque de la dette, Note d’analyse de l’ICES, 2013.

 

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Louis Alexandre de Froissard
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